Je trouve  ce jour sur le blog de l'ami Jean Lavoué L'enfance des arbres ce très beau texte que j'ai à mon tour envie de relayer. Il va nous chercher loin... 
"Cher Christian Bobin, vous m'avez sauvée"
Par Adeline Baldacchino
Publié le 12/12/202 dans Marianne
Adeline
 Baldacchino, écrivain, poète et éditrice, adresse une lettre à 
Christian Bobin décédé il y a quelques jours et avec qui elle a 
correspondu de son vivant, afin de lui rendre hommage 
Cher
 Christian Bobin, ce matin je vous écris dans un rayon de soleil qui 
perce à grand-peine la lumière d’hiver et traverse les branches d’un 
arbre dont je ne suis pas certaine de connaître le vrai nom. Ce rayon 
atteint ma table de travail et je regarde sans bien les voir mes mains 
qui s’agitent sur un clavier pour trouver un chemin vers vous.
Je
 me disais : aux vivants, ce sont des lettres qu’il faut adresser. Je 
vous en ai d’ailleurs déjà envoyé quelques-unes, rédigées à la main 
comme l’on fait quand le cœur n’a pas le temps de réfléchir et se livre 
tout nu à la pensée. Vous m’avez d’ailleurs déjà répondu, de cette 
grande et belle écriture que je reconnais désormais instantanément sur 
les enveloppes : quelques lignes presque calligraphiées, qui envahissent
 la page et disent l’essentiel sans fioritures, comme dans vos livres. 
Chacune de vos lettres était à elle seule un poème et croyez bien que je
 fais une chose que je ne fais pour aucune autre : je les cache dans vos
 livres pour qu’elles dorment dans ma bibliothèque avec tous les autres 
poèmes.
LIRE BOBIN
Si
 je vous écris ce matin, différemment ce matin, en usant de ces mots 
qu’on dépose sur un clavier comme des bêtes endormies, si je vous écris 
ce matin c’est à cause de Supervielle – grâce à Supervielle. L’hiver 
dernier, comme j’arrivais un matin à mon bureau dans un état d’extrême 
indifférence, pleine d’une vieille douleur qui jouait dans ma poitrine 
avec mon sang comme ferait un mortier avec le manioc, oui, comme 
j’arrivais à mon bureau dans le gris des petits matins mortels où 
s’effondre tout espoir de tout recommencer, je me suis assise et je vous
 ai écrit. Ce matin-là, j’étais censée faire autre chose à mon bureau, 
c’est entendu, mais il fallait que je vous écrive.
« Je voulais juste traverser le temps avec vous. »
Je
 vous ai dit, très simplement dit, que vous m’aviez un peu sauvée, l’été
 dernier, quand j’errais dans les rues de Vézelay, l’âme défaite et le 
corps insensible à la lumière, je venais de perdre mon père, je n’avais 
pas les mots à mettre sur la perte, je n’accordais plus crédit à rien, 
je ne savais pas que Supervielle à neuf ans, à Montevideo, écrivait des 
fables dans un livre de comptes, je pensais seulement à mon père qui 
n’était pas censé ne plus être là, qui n’aurait pas dû ne plus être là, 
je ne comprenais pas, je savais qu’il n’y a rien à comprendre, je 
regardais les tournesols, j’essayais d’écrire, il n’y avait plus rien à 
dire, je voulais lire, suivre Kessel en Afghanistan, Babur à Samarcande,
 mais ça ne suffisait pas, tous ces voyages, plus rien ne suffisait. Je 
cherchais comment dire l’âme allumée au grand flambeau de l’absence et 
qui brûle sans discontinuer.
Je
 vous ai donc écrit que vous m’aviez un peu sauvée, parce que j’étais 
tombée dans une librairie, par cette sorte de hasard que nous 
connaissons assez pour savoir qu’il n’existe pas, L’or des étoiles, 
c’était le nom de cette librairie, comment pourrait-il y avoir du 
hasard, j’étais tombée sur un de vos livres, je crois que c’était 
Ressusciter, mais cela n’a pas beaucoup d’importance, car les jours 
suivants j’ai dévoré tous les autres. Il n’y avait pas de raison de 
faire quoi que ce soit d’autre sur cette terre que de vous lire, ils y 
sont tous passés, je cochais des pages, puis presque chaque page, puis 
j’ai arrêté, je ne voulais me souvenir de rien en particulier, je 
voulais juste traverser le temps avec vous, avec vos mots je veux dire, 
ceux qui me répétaient la possibilité d’expérimenter la présence pure – 
le temps déborde, le monde passe, un oiseau l’habite.
DE BOBIN À SUPERVIELLE
Cher
 Christian Bobin, je dois vous l’avouer – longtemps, je vous avais 
trouvé « trop simple », comme si cela était possible ! Mais il en faut, 
du temps, pour comprendre que l’essentiel s’invente dans le 
dépouillement, qu’il a maille à partir avec l’essence-ciel, que ce n’est
 pas qu’un vain jeu de mots. De vos livres, il ne reste en moi que 
l’infime poussière dorée que laissent les ailes de papillon sur les 
feuilles mouillées qu’ils ont frôlées. Presque rien que l’évidence d’un 
presque rien qui suffirait. Je ne crois pas vraiment en quelque être 
omniscient et tout-puissant qui accepterait le mal malgré sa puissance, 
ce qui serait pervers. Je crois en revanche que nous ne savons pas 
grand-chose de ce que nous sommes, ni du monde que nous habitons, que la
 magie nous est consubstantielle du fait même de cette ignorance, que 
nous n’avons jamais fini d’être surpris, que la vie n’est qu’une 
extraordinaire pantomime et que nous croyons écrire la pièce quand nous 
sommes simplement pris au jeu, que la conscience déborde peut-être la 
matière et qu’il demeure de l’incompréhensible voire de l’espérance au 
cœur même du tragique.
« Je ne m’en souviens plus très bien, de cette lettre rédigée dans la brume des sanglots. »
Je
 suis donc agnostique s’il fallait être quelque chose, errante et 
sensible par cela même au doute comme le seront toujours les 
Hébreux/ivrim, dont je suis : mais je sais contempler l’incroyable, 
l’impalpable, l’infinitésimal – tout ce qui surgit à chaque instant du 
néant pour le nier avant d’y retourner. C’est pourquoi j’aime votre 
façon de parler de François d’Assise, des bébés et des vieillards, votre
 manière d’évoquer les arbres et leurs larmes, les femmes et leurs 
sourires, leur mort et la joie. Cet été-là, ce terrible été, je vous 
lisais l’après-midi dans une grande flaque de soleil, je vous promenais à
 travers bois dans ma poche, je vous rapportais le soir sur la terrasse 
derrière la cathédrale à l’heure des Perséides, en attendant les étoiles
 filantes qui me parlaient de mon père, et vous aviez cette rare faculté
 qu’Éluard reconnaissait à Supervielle : « Vos poèmes m’aidaient à 
vivre. »
Cher
 Christian Bobin, il y a autre chose. Dans la lettre que je vous 
écrivais l’hiver dernier pour vous remercier de dire avec tant de mots 
si simples tant de choses si compliquées, je vous racontais, je suppose,
 que mon père me manquait – je ne m’en souviens plus très bien, de cette
 lettre rédigée dans la brume des sanglots, mais en substance c’était 
sûrement cela que je disais puisque je ne savais rien dire d’autre. Et 
vous m’avez répondu ceci que je dois citer parce que c’est trop beau : «
 Nous avons un arbre dans la poitrine. Cet arbre, ce sont nos parents. 
La hache de la mort vient de porter un coup profond. J’aimerais que mes 
mots d’aujourd’hui vous donnent ce qui reste toujours à donner, même 
quand tout est perdu : un sourire. Il y a un poème de Supervielle qui 
parle d’un arbre abattu. Il dit que la forme du tronc, invisible, 
demeure longtemps dans l’air, tremblante, perçue des seuls oiseaux. 
L’absence de ceux que nous aimons, vous verrez, vous le savez déjà, fait
 peu à peu un bruit de feuillage dans notre cœur, comme la croissance 
d’un printemps désormais incorruptible. »
L'ARBRE ABATTU
Pour
 vous, par vous, j’ai retrouvé le poème de Supervielle. J’ai retrouvé 
l’arbre abattu qui avait plus d’existence en son tremblement que tous 
les arbres debout. J’ai retrouvé les oiseaux qui cherchaient la place de
 leur nid dans ses branchages fantômes. J’ai retrouvé ses mots qui 
fabriquaient des baumes dans le silence pour apaiser les blessures trop 
fraîches.
« Dans la forêt sans heures
On abat un grand arbre.
Un vide vertical
Tremble en forme de fût
Près du tronc étendu.
Cherchez, cherchez, oiseaux
La place de vos nids
Dans ce haut souvenir
Tant qu’il murmure encore. »
Il
 y a des poèmes faits pour raconter la grande présence de l’absence, la 
grande absence et son bruit de feuillage, le bruit que fait l’âme en 
rampant dans les sous-bois de la mémoire. Et puis des lettres pour dire 
la gratitude, et des vivants pour les lire. Cher Christian Bobin, ce 
matin je vous écris dans un rayon de lumière, pour vous remercier de 
m’avoir rappelé qu’il existait, de l’autre côté du désespoir, des « 
printemps incorruptibles ».