À l'enfant que je n'ai pas eu
mais que d'un homme je reçus
septante fois sept fois et davantage, à l'enfant ;
dont je formai le souffle et le visage
sept fois septante fois, dans un ventre pareil
au mien, par des nuits rouges de soleil,
par des jours cristallins d'aurore boréale,
à l'enfant dont je porte en moi les initiales
secrètes, ainsi que ton nom, Yahvé,
enfant conçu, toujours inachevé,
qu'on me fait, que je fais, à chaque fois que j'aime,
qui se défait en moi pour donner un poème,
À l'enfant qui ne viendra pas
clore mes yeux, choisir l'ultime drap,
marcher derrière mon poids d'os, de cendres,
me regarder dans la fosse descendre,
à cet enfant je lègue devant Dieu, devant
les hommes et mon chien, devant le jour vivant
(qui n'est que parce que je suis et qui mourra
comme je meurs) je lègue, pour autant que se pourra,
pour autant qu'il en fasse usage en lieu et place
de moi, ses père et mère en un seul être pris,
je lègue tous mes biens de chair, d'esprit,
de temps toujours compté et d'illusoire espace :
le coin de ciel que j'ai scruté en vain,
l'arpent de terre où j'usai mes semelles,
les quatre murs entre quoi je me tins,
les six cloisons qui leur seront jumelles;
l'argent qui m'est entre les doigts filé
— pour le plaisir que j'eus à le répandre —,
le faux savoir qu'on me crut refiler
— pour le bonheur d'aussitôt désapprendre — ;
les jours passés que je n'ai pas vécus,
les jours vécus près desquels suis passée,
le temps mortel à quoi j'ai survécu,
l'heure éternelle et pourtant effacée ;
l'amour jeté dont j'ignorais le prix,
l'amour donné à qui ne sut le rendre,
l'amour offert qu'aussitôt je repris,
l'amour perdu qu'on voit
dehors attendre.
A l'enfant que je n'ai pas eu,
que pourtant j'ai, de ma semence
formé, dedans ma chair conçu,
dont chaque étreinte parfait l'existence,
à cet enfant je lègue pour le mieux mais surtout pour
le pire, ce que m'a prêté le jour :
le moi dont à crédit je fais usage
à des taux qui dépassent mes moyens,
dont je n'ai pu choisir ni le visage,
ni le sexe (il faut prendre ce qui vient) :
un cerveau creux dans une tête pleine,
un corps trop mou sur des os trop puissants,
un sang trop vif pour une courte haleine,
un cœur trop doux
pour ce furieux sang,
des pieds qui n'ont soulevé que poussière,
des bras surpris d'avoir étreint le vent,
des genoux pris au piège des prières,
des mains restant vides comme devant;
des yeux fermés sur un côté des choses,
— cette moitié qui fait à tous défaut —,
des yeux ouverts sous leurs paupières closes
et dans le noir voyant plus qu'il n'en faut.
À l'enfant que je n'ai pas eu
je lègue enfin, pour qu'il en tienne
bien compte, pour qu'il s'en souvienne
par contumace, lorsque sera décousu
l'ourlet de mon passage sur l'étoffe ancienne :
les quinze choses que jamais je n'ai pu faire :
courber le front devant plus grand que moi,
marcher sur plus petit, montrer du doigt,
crier avec la foule, ou bien me taire,
reconnaître parmi les Blancs le Noir,
choisir dix justes, nommer un coupable,
trouver telle attitude convenable,
lire un autre que moi dans les miroirs,
conjuguer l'amour à plusieurs personnes,
résister à la tentation, blesser exprès, rester dans l'indécis,
dire Cambronne au lieu de merde, qui est plus français.
Liliane Wouters (1930-2016), poétesse belge dont je découvre ce jour ce texte. Il me saisit comme un poing à l'estomac ; il parlera j'imagine, particulièrement mais sans exclusive, à celles qui n'ont pas eu d'enfants. A toutes les femmes aussi qui découvrent ces jours-ci que dans la plus grande démocratie du monde, quelques vieux mâles peuvent sans sourciller décider de bafouer leurs droits.
C'est un beau texte, mais les obscurantistes n'y comprendront rien... Je suis personnellement désormais hors jeu, mais la révolte gronde, comme lors de ma jeunesse. Quel désastre!
RépondreSupprimerJe me suis posée la question de savoir si j'ajoutais ou non une allusion à l'actualité. Car je pense que ce texte ne parle pas du tout de ça. Mais il se trouve que ça peut résonner...
SupprimerCa résonne très fort, quoiqu'il en soit, pour moi qui n'ai pas pu avoir d'enfant, en revanche.
Je ne connaissais pas l'auteur, et j'ai vraiment cru qu'il s'agissait d'un poème écrit en réponse à l'actualité... cet "enfant que j'ai n'ai pas eu, mais que d'un homme j'ai reçu" pour moi s'est logé en plein cœur à côté de la chanson "non, tu n'as pas de nom" d'Anne Sylvestre... Mais c'est le propre de la poésie de vibrer différemment en chacun, et parfois d'être visionnaire !
SupprimerC'est vrai. Et au fil des années, de conserver sa force, dans des contextes ou avec des lectures différentes.
SupprimerJ'ai eu l'occasion de lire ce poème magnifique. Oui, il résonne. Fort.
RépondreSupprimerBonne journée.
Un texte magnifique, merci, Anne - je ne le connaissais pas. Aussi je le copie pour mon anthologie personnelle.
RépondreSupprimerJe l'ai copié dans la mienne...
SupprimerUn texte très poignant. Merci pour le partage.
RépondreSupprimerIt does resonate. Thanks for sharing it.
RépondreSupprimerUn poème très émouvant... L'enfant que l'on a jamais eu... il est toujours lové quelque part en nous.... https://marie-aupaysdesimagesetdesmots.blogspot.com/2010/06/blog-post_22.html
RépondreSupprimerC'est vrai. Il n'est jamais très loin.
SupprimerPoème très puissant, c'est vrai. Il doit parler à toutes les femmes...Il m'évoque aussi la chanson d'Anne Sylvestre.
RépondreSupprimerTu as eu raison d'évoquer les vieux mâles.