lundi 6 avril 2020

L'espoir à l'arraché / Abdellatif Laâbi

Comme un bœuf
refusant de porter des œillères
je tire la charrue de l’espoir
La terre à labourer
est devenue vraiment dure
Les socs n’y résistent pas
Il m’en faut deux, trois
pour creuser un seul sillon

Comme un bœuf
je tire la charrue de l’espoir
en y mettant toute mon énergie
et ma hargne
Je ne me pose plus de questions
du depuis quand et pourquoi
Je tire
parce que je ne peux pas 
faire marche arrière
laisser en déshérence
le champ que le sort m’a désigné
il y a fort longtemps
pour y planter ma brassée de rêves

Comme un bœuf
je tire la charrue de l’espoir
Maintenant
j’ai blanchi sous le harnais
J’ai mal aux épaules, au dos, aux genoux
et plus douloureux encore
à l’âme
Mais je ne peux pas m’arrêter
Nous autres bœufs
on n’a pas le droit aux congés
encore moins à la retraite
On doit tirer sans lever la tête
ou se perdre dans ses réflexions
jusqu’à ce que l’on tombe
d’un coup
pour ne plus se relever

Comme un bœuf
je tire la charrue de l’espoir
Il ne m’a pas échappé
que l’époque où nous vivons est sombre
que l’équilibre de la planète
est en train de se rompre
que des fous
encore plus furieux
que ceux dont nous parlent nos livres d’histoire
prennent ici et là
les rênes du pouvoir
que des tueurs
portant des brassard de sauveteurs
circulent parmi nous
à visage découvert

Comme un bœuf
je tire la charrue de l’espoir
et je refuse toujours
de porter des œillères
Je vois bien que les graines fécondes
que j’espère voir semées après mon labeur
deviennent rares
quand elles ne sont pas trafiquées
et accaparées par les marchands
des fausses espérances
Mais 
comme tout bœuf qui se respecte
je suis buté
et je continue à creuser
sans me plaindre

Parfois
je sens à mon côté
une présence
et sur mon échine
la caresse d’une main secourable
J’entends une voix habitée
me murmurer : Courage, frère
encore un petit effort
Il faut bien finir la tâche !

Et tout bœuf que je sois
j’en suis ému jusqu’aux larmes
Alors je tire
et continuerais à tirer
jusqu’à ce que la nuit
la grande
envahisse ma conscience
 
 
Abdellatif Laâbi, L’espoir à l’arraché, 2015-2017
 
 
(poème transmis par une amie ce matin : en temps de confinement, la poésie circule !)
 
 

3 commentaires:

  1. Splendide poème, l'humanité simple, le dialogue de cœur a cœur, merci Anne, merci à ton amie, pour ce cadeau. Bises ensoleillées. brigitte

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  2. tout à fait de circonstance!
    (j'aime beaucoup cet auteur)

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  3. "Tirer la charrue de l'espoir". Comme c'est beau. Alors je m'y attelle. :-) Merci pour cette découverte et bises alpines... de loin.

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