samedi 25 avril 2020

Ceux dont je ne suis pas amoureuse / Wislawa Szymborska

Remerciements

Je dois beaucoup à ceux
dont je ne suis pas amoureuse.

Le soulagement d’apprendre
que d’autres ils sont plus proches
La joie de ne pas être
le loup de leurs agneaux.

La paix vient avec eux, et la liberté,
choses que l’amour ne saurait donner,
ni prendre au demeurant.

Je ne les attends pas
de la porte à la fenêtre.

Patiente tel un cadran solaire,
prête à comprendre
ce que l’amour ne saurait comprendre,
à pardonner
ce que l’amour ne pardonnerait jamais.

D’une lettre à une rencontre
s’étale non pas l’éternité,
mais quelques jours tout bêtes, ou quelques semaines.

Avec eux les voyages sont réussis,
les concerts bien entendus,
les cathédrales bien visitées,
et les paysages bien distincts,
et lorsque des terres et des océans nous séparent,
il s’agit d’océans et de terres
bien connus de la géographie.

C’est à eux que je dois de vivre
en trois solides dimensions
dans un espace non lyrique, et non rhétorique
doté d’un horizon réel, mobile, comme il se doit.

Ah ils ignorent sans doute
combien ils m’apportent dans leurs mains vides.

« Je ne leur dois rien du tout »
dirait l’amour
à ce sujet ouvert.


Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer,
Traduction du polonais par Piotr Kaminski, Poésie / Fayard, 1996.
Trouvé (avec délices) sur le blog de  Sylvie E. Saliceti.

dimanche 19 avril 2020

Dépaysement



Hier après-midi pour me faire rêver au salon,  
le soleil avait esquissé sur le mur une fresque de Pompéi...


lundi 13 avril 2020

Couleur de la sagesse




Apprends donc à te taire
Fais taire en toi le monde
la rumeur
la science
goûte un peu
l’ignorance


C’est l’iris qui l’a dit
l’iris du jardin
roi Salomon parmi les fleurs
vêtu de velours
de lumière
et de sagesse
bleue


Et je me suis assise
au jardin moi aussi
muette
et sans intelligence

J’essaie de me tailler
d’ici cent ans peut-être
tout léger
lumineux

bleu 
 
un manteau
de ciel.

samedi 11 avril 2020

Crier de joie dans l'ombre / Raphaël Buyse


"...Va t-il un jour finir, le Samedi saint ?
Parce qu’il faut le dire quand même, cette histoire-là, ce n’est pas du passé. C’est aujourd’hui encore. Dans la vie, il y a des jours où tout semble au point mort. Il ya des jours où notre vie semble s’arrêter, où nos amours n’en peuvent plus, où le travail n’a plus de sens.  On est comme devant un tombeau. Avec le sentiment de ne plus vraiment comprendre et de ne plus bien savoir le « pourquoi » et le « comment » des choses qui nous arrivent. En nous, il y a du doute, de la colère, et mille « pourquoi ? »…


Bien sûr, on garde au cœur le souvenir des belles choses vécues, des bons moments passés et des belles rencontres. Mais là, on sait plus bien. On est « perdu », comme on dit.. C’est un peu comme une nuit. Une nuit profonde.
Cela ne vous arrive jamais, à vous ?


Mes amis, je vous le dis : il faut se méfier des gens qui, tout de suite, cherchent à nous rassurer. Il faut se méfier de ceux qui s’empressent, devant nos questions et nos doutes, de nous donner des réponses toutes faites, apprises dans les catéchismes jaunis. Il faut même fuir les gens qui nous disent, dans une assurance qui ne rassure qu’eux : « ne t’inquiète pas, ça va aller… »

Lorsque des questions graves se posent à nous, lorsque des doutes nous saisissent, c’est une sottise de chercher à les recouvrir d’un coup de vernis acheté à bon compte dans une droguerie religieuse.


J’aime beaucoup Rainer Maria Rilke : c’est un poète. Dans une correspondance qu’il avait avec un jeune poète qui se posait des questions sur lui-même et sur son écriture, Rilke lui répondait :
« Monsieur, vous êtes si jeune, si neuf devant les choses, que je voudrais vous prier, autant que je sais le faire, d’être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre coeur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère.
Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre.
Ne vivez pour l’instant que vos questions.
Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses.»


C’est peut-être ça, l’esprit du Samedi saint.
D’être là.
Assis devant une pierre scellée.
Et de nommer, au creux de notre silence, toutes ces situations fermées que nous vivons et que d’autres vivent autour de nous, tous ces évènements qui nous semblent insensés, toutes ces rencontres, ces affections et ces amours qu’on ne comprend plus très bien ou qu’on ne sait plus vivre…
De les déposer là…
Et qui sait ?…


 » Dans la nuit, chantait un vieux croyant, je me souviens de toi. Et je reste des heures à te parler. Je me souviens qu’un jour, tu es venu à mon secours.
Alors je crie de joie à l’ombre de tes ailes.
»


Crier de joie.
Dans l’ombre.


La joie dans l’ombre : quel étrange mystère…"


En ces temps, je suis extrêmement touchée par la force et la simplicité des mots du père Raphaël Buyse. Ses mots viennent résonner avec ce que je vis, moi, de ce confinement : ce sentiment de perte, d'absence à soi-même. L'intuition qu'il s'agit d'être patient... Ici, un (long) extrait de sa méditation d'aujourd'hui, samedi saint, veille de Pâques. On la trouve sur son blog : 
https://raphaelbuyse.wordpress.com/2020/04/11/circulez-il-ny-a-rien-a-voir-2/



vendredi 10 avril 2020

Un temps plus large / Bonnefoy

Transmis par mes libraires dijonnais préférés, un poème d'Yves Bonnefoy extrait du recueil Les planches courbes (Poésie Gallimard), qui interroge notre rapport au monde et résonne, plus que jamais, en ce vendredi saint de mort avant renaissance, comme une prière :
Que ce monde demeure !
I
Je redresse une branche
Qui s'est rompue. Les feuilles
Sont lourdes d'eau et d'ombre
Comme ce ciel, d'encore
Avant le jour. Ô terre,
Signes désaccordés, chemins épars,
Mais beauté, absolue beauté,
Beauté de fleuve,
Que ce monde demeure,
Malgré la mort !
Serrée contre la branche,
L'olive grise.

II
Que ce monde demeure,
Que la feuille parfaite
Ourle à jamais dans l'arbre
L'imminence du fruit !
Que les huppes, le ciel
S'ouvrant, à l'aube,
S'envolent à jamais, de dessous le toit
De la grange vide,
Puis se posent, là-bas
Dans la légende,
Et tout est immobile
Une heure encore.

III
Que ce monde demeure !
Que l'absence, le mot
Ne soient qu'un, à jamais,
Dans la chose simple.
L'un à l'autre ce qu'est
La couleur à l'ombre,
L'or du fruit mûr à l'or
De la feuille sèche.
Et ne se dissociant
Qu'avec la mort
Comme brillance et eau quittent la main
Où fond la neige.

IV
Oh, que tant d'évidence
Ne cesse pas
Comme s'éteint le ciel
Dans la flaque sèche,
Que ce monde demeure
Tel que ce soir,
Que d'autres que nous prennent
Au fruit sans fin,
Que ce monde demeure,
Qu'entre, à jamais,
La poussière brillante du soir d'été
Dans la salle vide,
Et ruisselle à jamais
Sur le chemin
L'eau d'une heure de pluie
Dans la lumière.

V
Que ce monde demeure,
Que les mots ne soient pas
Un jour ces ossements
Gris, qu'auront becquetés,
Criant, se disputant,
Se dispersant,
Les oiseaux, notre nuit
Dans la lumière.
Que ce monde demeure
Comme cesse le temps
Quand on lave la plaie
De l'enfant qui pleure.
Et lorsque l'on revient
Dans la chambre sombre
On voit qu'il dort en paix,
Nuit, mais lumière.

VI
Bois, disait celle qui
S'était penchée
Quand il pleurait, confiant,
Après sa chute.
Bois, et qu'ouvre ta main
Ma robe rouge,
Que consente ta bouche
À sa bonne fièvre.
De ton mal presque plus
Rien ne te brûle,
Bois de cette eau, qui est
L'esprit qui rêve.

VII
Terre, qui vint à nous
Les yeux fermés
Comme pour demander
Qu'une main la guide.
Elle dirait : nos voix
Qui se prennent au rien
L'une de l'autre soient
Notre suffisance.
Nos corps tentent le gué
D'un temps plus large,
Nos mains ne sachent rien
De l'autre rive.
L'enfant naisse du rien
Du haut du fleuve
Et passe, dans le rien,
De barque en barque.

VIII
Et encore : l'été
N'aura qu'une heure
Mais la nôtre soit vaste
Comme le fleuve.
Car c'est dans le désir
Et non le temps
Qu'a puissance l'oubli
Et que mort travaille,
Et vois, mon sein est nu
Dans la lumière
Dont les peintures sombres, indéchiffrées,
Passent rapides.

mercredi 8 avril 2020

lundi 6 avril 2020

L'espoir à l'arraché / Abdellatif Laâbi

Comme un bœuf
refusant de porter des œillères
je tire la charrue de l’espoir
La terre à labourer
est devenue vraiment dure
Les socs n’y résistent pas
Il m’en faut deux, trois
pour creuser un seul sillon

Comme un bœuf
je tire la charrue de l’espoir
en y mettant toute mon énergie
et ma hargne
Je ne me pose plus de questions
du depuis quand et pourquoi
Je tire
parce que je ne peux pas 
faire marche arrière
laisser en déshérence
le champ que le sort m’a désigné
il y a fort longtemps
pour y planter ma brassée de rêves

Comme un bœuf
je tire la charrue de l’espoir
Maintenant
j’ai blanchi sous le harnais
J’ai mal aux épaules, au dos, aux genoux
et plus douloureux encore
à l’âme
Mais je ne peux pas m’arrêter
Nous autres bœufs
on n’a pas le droit aux congés
encore moins à la retraite
On doit tirer sans lever la tête
ou se perdre dans ses réflexions
jusqu’à ce que l’on tombe
d’un coup
pour ne plus se relever

Comme un bœuf
je tire la charrue de l’espoir
Il ne m’a pas échappé
que l’époque où nous vivons est sombre
que l’équilibre de la planète
est en train de se rompre
que des fous
encore plus furieux
que ceux dont nous parlent nos livres d’histoire
prennent ici et là
les rênes du pouvoir
que des tueurs
portant des brassard de sauveteurs
circulent parmi nous
à visage découvert

Comme un bœuf
je tire la charrue de l’espoir
et je refuse toujours
de porter des œillères
Je vois bien que les graines fécondes
que j’espère voir semées après mon labeur
deviennent rares
quand elles ne sont pas trafiquées
et accaparées par les marchands
des fausses espérances
Mais 
comme tout bœuf qui se respecte
je suis buté
et je continue à creuser
sans me plaindre

Parfois
je sens à mon côté
une présence
et sur mon échine
la caresse d’une main secourable
J’entends une voix habitée
me murmurer : Courage, frère
encore un petit effort
Il faut bien finir la tâche !

Et tout bœuf que je sois
j’en suis ému jusqu’aux larmes
Alors je tire
et continuerais à tirer
jusqu’à ce que la nuit
la grande
envahisse ma conscience
 
 
Abdellatif Laâbi, L’espoir à l’arraché, 2015-2017
 
 
(poème transmis par une amie ce matin : en temps de confinement, la poésie circule !)
 
 

vendredi 3 avril 2020

Strange flowers...

Je voudrais relayer une magnifique initiative du poète belge Carl Norac (cité déjà il y a peu), qui bénéficie du rang de poète national pour deux ans. 

Le projet "Fleurs de funérailles" regroupe des textes écrits par les poètes belges à destination des défunts du coronavirus, parfois abandonnés ou dont les familles ne peuvent plus trouver dans les cérémonies habituelles un réconfort pourtant essentiel.  Cette impossibilité déchirante, déjà évoquée ici, à vivre les rites de passage qui, dit-on, sont une des caractéristiques anthropologiques qui séparent l'humain de l'animal, voici que les poètes lui opposent la force de leur douceur... 


Plus de 70 poètes ont déjà participé. J'ai la chance et l'honneur d'en connaître quelques-uns : Hubert Antoine, petit frère de ma grande amie violoncelliste que connaissent bien les élèves de l'Atelier, Marie-Eve Ronveaux. Philippe Mathy dont j'ai illustré le texte Iles de la Gargaude aux éditions de l'Atelier des Noyers. Colette Nys-Mazure, amie fidèle et marraine-fée, avec qui je suis en train de travailler à l'aquarelle pour un merveilleux projet à venir à l'automne...


Hubert Antoine : « Réservez-moi un rêve »

Pas un élan
Recouvert de peinture

Sinon un peu d’embrun
Dans le souffle à l’oreille
Et le ciel griffé d’ailes

Réservez-moi un rêve
Muet obscurément
Echappé de vous machinal

Comme une blessure soudaine

Un rêve pour après la mort
Qui me révélerait
Devant la porte de ma maison

***

La douleur ne dit rien
Mais fait dire

Es-tu dans le geste des mots
Qui te sont adressés ?

On ne sait d’où le souffle vient
Ni le lieu de l’union
De l’haleine et du vent



• lien vers le projet : http://www.poetenational.be/fleurs-de-funerailles/